Deuil et numérique

illustration deuil numérique

Dans moins de 50 ans, sur les réseaux sociaux, il y aura davantage de comptes appartenant à des morts qu’à des vivants. Internet et ses outils régissent de plus en plus notre vie. Or, si physiquement cette dernière a une fin, il en va tout autrement de notre « existence » numérique. La « thanatechnologie », qui englobe les pratiques numériques post-mortem – faire-part, rites, commémoration, recueillement –, pose la question du devenir des données du défunt. Tutoyer l’éternité virtuelle est une réalité avec laquelle il faudra apprendre à composer, qu’il s’agisse de notre propre mort ou de celle de nos proches.

GÉRER SON PATRIMOINE ET SA VIE NUMÉRIQUE

L’article 40-1 de la loi « Informatique et libertés », amendée en 2016, précise les dispositions relatives aux données numériques du défunt. Les directives laissées à un tiers par la personne décédée sur les supports qui lui conviennent (papier, e-mail, clé USB cryptée, etc.) peuvent être d’ordre général (accès à toutes les données) ou particulier (données spécifiques). Ce testament numérique, qui prévoit l’indication des comptes concernés avec identifiants et mots de passe, permet d’attribuer à une personne de son choix la gestion ultérieure de sa vie numérique. Cela suppose que le tiers soit une personne de confiance. Cette même loi « Informatique et libertés » prévoit que, en l’absence de directives, les héritiers ont un droit d’accès pour le règlement de la succession et un droit d’opposition qui consiste en la clôture des comptes et à l’opposition au traitement des données. En l’absence d’ayants droit ou de consignes, toutes les données numériques restent indéfiniment sur le Net.

La plupart des réseaux sociaux et messageries demandent la production d’un certificat de décès et d’une pièce d’identité pour la fermeture des comptes. Facebook donne la possibilité, via une fonctionnalité dédiée, de nommer un contact légataire chargé de gérer le compte. Cette personne désignée a un accès limité (aucun accès aux messages privés, par exemple) et peut demander la transformation du compte en compte de commémoration pour recueillir les posts rendant hommage à la personne défunte. Twitter, YouTube et Instagram ferment le compte automatiquement après un certain temps, plus ou moins long, d’inactivité. Néanmoins, il convient de se rapprocher de chaque réseau pour connaître la procédure adéquate.

Pour vous accompagner dans la gestion de vos données numériques en cas de disparition, des sociétés proposent des services vous permettant de gérer votre patrimoine numérique, et même un coffre-fort virtuel dans lequel déposer vos identifiants et mots de passe afin de ne les divulguer qu’à des personnes choisies. De même, le site Testamento apporte son assistance à la rédaction du testament olographe (sans enregistrement devant notaire, donc). De très nombreuses entreprises de pompes funèbres offrent également des services en ligne pour organiser ses propres funérailles, du choix du cercueil à la playlist qui accompagnera l’enterrement jusqu’à la possibilité de sa retransmission pour ceux qui ne pourraient se déplacer.

Jusqu’à l’avènement de l’ère du digital, la mort était synonyme de silence et d’absence, exacerbant la souffrance et le chagrin des vivants. Désormais, il est possible de continuer à « vivre » numériquement. Ainsi, des sites (uniquement américains pour le moment) offrent la possibilité de planifier l’envoi d’e-mails, de photos, de vidéos, d’informations secrètes ou encore de journaux intimes plusieurs années après sa mort (999 ans pour certains sites !), et ce sur tous les réseaux sociaux souhaités. À titre d’exemple, une maman atteinte d’une maladie incurable a préparé des messages à l’attention de sa fille de 2 ans afin qu’elle reçoive régulièrement des conseils aux stades importants de sa vie. De telles possibilités technologiques, pour certaines encore balbutiantes, interrogent nos pratiques funéraires traditionnelles et la façon d’appréhender notre propre mort.

NOUVEAUX RITES : LE DEUIL À L’HEURE DU BIG DATA

Quand nous perdons un être cher, notre communauté familiale et amicale nous soutient généralement face au chagrin qui nous inonde et nous aide ainsi à traverser les différentes phases du deuil, qui vont du déni jusqu’à l’acceptation de la réalité de l’absence. Cela démontre que le deuil est aussi un acte social : la cohésion de la communauté autour du disparu participe du recueillement et du réconfort dans le partage des souvenirs et rappelle à chacun sa propre finitude.

À l’ère numérique, le phénomène s’accentue de façon disproportionnée : s’il est très dur de trier et de ranger les affaires du défunt, cela se révèle quasiment impossible pour les données numériques. Internet a en effet mémorisé la moindre donnée et des rappels algorithmiques (anniversaires, notifications, etc.), qui déclenchent des sollicitations de la part des réseaux sociaux, peuvent rendre très difficile le travail d’acceptation de la disparition d’un être cher. 

Le numérique a aboli les frontières non seulement géographiques mais également sociales : ainsi, les messages et les posts se multiplient, venant de partout et de tout le monde. Le cimetière virtuel est rempli de personnes qui nous sont inconnues et qui donnent ainsi une vision élargie de la vie du défunt : les souvenirs sont alors démultipliés et très souvent un dialogue s’engage entre les proches et l’entourage du disparu, permettant ainsi de perpétuer le lien virtuel au-delà de la disparition physique. Outre les réseaux sociaux, des blogs, des comptes et des sites de commémoration deviennent des lieux de mémoire partagée.

Soutien aux proches, hommage, organisation des funérailles : les sites se multiplient pour accompagner les proches dans le deuil qui les frappe. C’est le cas d’InMemori et de Dans nos cœurs, par exemple, qui proposent de poster des faire-part, des messages de condoléances ou d’envoyer des fleurs. Au contraire des réseaux sociaux, ces sites réservent une part à l’intimité et au recueillement personnalisé, loin des messages en tout genre qui fleurissent sur les réseaux ouverts. Car, même s’ils sont très souvent motivés par l’empathie et la compassion, ces messages intempestifs de personnes plus ou moins inconnues peuvent donner le sentiment aux proches d’être dessaisis d’une part de leurs liens avec le défunt.

QUAND CERTAINES DÉRIVES ENTRETIENNENT LE DÉNI

Certaines start-up telles que Replika et Eternime proposent d’utiliser nos données pour nous rendre immortel en continuant à nous faire vivre numériquement. Cette pseudo-vie 2.0 après la mort remet en question notre rapport au temps et à la mémoire. Plus qu’une réalité augmentée, l’éternité numérique semble être une alternative à une réalité brutale qui touche tous les vivants : la mort, l’absence éternelle, la disparition pour toujours de ce que nous avons été.

Qu’une intelligence artificielle (IA) parvienne à copier notre gestuelle, nos tics de langage, nos réactions, voire notre personnalité numérique, est une prouesse technologique. Mais quels que soient le nombre ou la nature des traces digitales que nous laissons derrière nous, elles ne sont pas nous, c’est-à-dire notre être dans son intégralité complexe. La réplique numérique de nous-même reste une réplique, à savoir une réduction de ce que nous sommes à un ensemble de données digérées et restituées par une IA. L’être original que nous avons été ne saurait se réduire à un « deadbot » (agent conversationnel) programmé et censé s’exprimer à notre place pour l’éternité. Car cette éternité-là n’est pas réelle et ne peut intégrer à l’identique tout ce que nous avons été ni même ce que nous serions si nous avions vécu plus longtemps. Elle reste et demeurera un ersatz de notre identité unique et singulière, avec le risque de supplanter et de trahir cette dernière.

Lorsque, devant la tombe d’un défunt, nous lui « parlons » ou y déposons des fleurs, nos gestes et nos mots sont des moyens de nous approprier son absence tout en entretenant sa mémoire. Néanmoins, l’être disparu ne peut répondre ou interagir avec nous réellement, et c’est ce silence en retour qui contribue à l’acceptation progressive de son absence irrévocable.

La présence active numérique par-delà la mort brouille les pistes et empêche le travail du deuil de s’accomplir totalement car elle replonge sans cesse l’endeuillé dans un monde virtuel où les morts évolueraient parmi les vivants. Recevoir un e-mail ou une notification d’une personne décédée, ou intégrer sa photo dans un événement ultérieur, comme, par exemple, un mariage survenu bien après sa mort, désoriente la mémoire et la généalogie familiale. Les souvenirs eux-mêmes s’en trouvent brouillés, jusqu’à interroger la réalité de la vie du disparu : « Quand je regarde cette photo de moi enfant, grand-père avait-il vraiment assisté à mon dixième anniversaire ou était-il déjà décédé ? » Refaire vivre virtuellement un être décédé empêche de dépasser la phase du déni et risque de nous rendre prisonnier d’un deuil pathologique et d’entraver notre capacité de résilience. Se reconstruire après la mort d’un parent ou d’un ami cher fait partie de la vie : c’est à ce prix que les morts restent vivants en nous, car aucun artifice, si intelligent soit-il, ne saurait traduire en langage binaire les liens qui nous ont unis, ni combler le vide que le disparu a laissé derrière lui.